Introduction : une ou deux alliances ?

Les avancées considérables du dialogue entre Chrétiens et Juifs, initiées par le chapitre 4 de la Déclaration conciliaire Nostra Aetate (1968), puis développées de manière très positive par de nombreux documents subséquents, ont suscité une riche recherche théologique chrétienne. L’une des difficultés majeures que cette dernière s’efforce de surmonter touche à la racine même de la foi chrétienne : le fait d’avoir reconnu solennellement que la vocation du peuple juif n’a pas été récusée par Dieu, et même que l’alliance du Sinaï est toujours en vigueur en ce qui les concerne, entraîne-t-il automatiquement la reconnaissance doctrinale chrétienne d’une autre voie de salut pour les Juifs, dont il faudrait admettre qu’il peuvent être agréables à Dieu sans professer la foi au salut en Jésus-Christ et sans adhérer, de manière visible, à Son Eglise ? Ne faut-il pas convenir que, si tel était le cas, l’incarnation et la mort rédemptrice de Jésus perdraient leur caractère unique et universel et constitueraient tout au plus une christianisation du judaïsme ancien à l’usage des non-juifs venus du paganisme ?

Posée en ces termes, l’alternative est inacceptable pour la foi chrétienne. Aussi, les théologiens ont-ils déployé des trésors de réflexion et cherché à formuler des modèles qui sauvegarderaient le caractère unique et universel du salut en Jésus-Christ, tout en ménageant au peuple juif un espace théologique propre qui respecterait la spécificité de leur appel et de leur rôle dans le dessein de Dieu. C’est ainsi qu’ont été proposés des ‘modèles’ de théologie chrétienne du judaïsme. Deux catégories de théories sont en compétition :

1. Celles d’une unique alliance, qui considèrent

" l'événement du Christ comme une extension au monde non-juif de la seule alliance fondamentale conclue à l'origine avec le peuple juif et encore en leur possession. Judaïsme et christianisme participent simultanément et complémentairement à la même alliance.  Judaïsme et christianisme participent simultanément et complémentairement à la même alliance. Ils appartiennent finalement à une seule tradition d'alliance qui a commencé au Mont Sinaï. L'événement du Christ est moins l'anticipation des prophéties messianiques que la possibilité pour les gentils d'être incorporés à l'alliance de Dieu avec Abraham, Isaac et Jacob. "  ;

2. Celles des deux alliances, qui préfèrent

" voir judaïsme et christianisme comme deux religions d'alliance distinctes qui sont différentes mais finalement complémentaires … [qui] reconnaissent le lien persistant entre judaïsme et christianisme, mais ensuite se penchent sur les différences entre les deux traditions et communautés et montrent comment le service, l'enseignement et la personne de Jésus transmettent une image de Dieu qui est sans doute nouvelle. "

Utiles et même précieuses pour une réflexion proprement théologique et positive sur la spécificité et la complémentarité des religions juive et chrétienne, ces théories gagneraient en conviction si elles pouvaient s’appuyer sur une Tradition ecclésiale qui corrobore une reconsidération positive du rôle du peuple juif dans le dessein de salut de Dieu ? Mais une telle tradition existe-t-elle ? – La réponse à cette question est positive. En effet, quiconque voudra s’en donner la peine découvrira, dans la version française d’un des chefs-d’oeuvre de la littérature des Pères post-apostoliques : l’Adversus Haereses, d’Irénée de Lyon (IIe s.) , un patrimoine commun aux Juifs et aux Chrétiens : l’attente et la préparation de l’avènement d’un Royaume de Dieu annoncé comme devant s’établir sur la terre.

C’est un lieu commun de rappeler que les Juifs attendent le Messie, alors que les chrétiens, persuadés qu’il est déjà venu en la personne de Jésus, attendent sa Parousie. Le problème est que pour la grande majorité des chrétiens, et pour la quasi totalité des théologiens et exégètes catholiques, la " Fin des Temps " est perçue comme la " fin du monde ", tandis le royaume de Dieu, annoncé et mystérieusement inauguré par Jésus, est attendu comme devant s’accomplir " au ciel ".

Ainsi, selon cette conception, lors de la Parousie du Christ, l’humanité passera, sans transition, de la vie terrestre à celle du ciel (ou de l’enfer !). Il va de soi que dans une telle perspective, il n’y a aucune place pour l’attente juive des Temps messianiques, c’est-à-dire la longue période de temps où Dieu règnera sur toutes les nations par la médiation de Son Messie. Pour le judaïsme, il est clair que ce règne aura lieu sur la terre. Certains rabbins anciens admettent que la création sera quelque peu modifiée voire partiellement rendue à l’état paradisiaque, au moins en Terre Sainte, mais en aucun cas qu’il s’agisse d’une nouvelle création, et encore moins que ces événements aient lieu ‘au ciel’.

Or, voici qu’à leur grande surprise sans doute, les lecteurs chrétiens de cette œuvre d’Irénée découvriront que l’insistance de ce dernier sur la réalité et sur la ‘matérialité’ de ce royaume du Christ sur la terre et les descriptions – fort consonantes avec celles de la tradition aggadique juive – qu’il en donne, dans le Cinquième livre de son ‘Traité des Hérésies’, peuvent difficilement être mises sur le compte de ‘billevesées millénaristes’, quoi qu’en ait dit Eusèbe de Césarée. De même, les nombreux parallèles entre les considérations irénéennes et celles des anciens rabbins peuvent difficilement être éludés, et encore moins mis sur le compte d’une dépendance littéraire d’une tradition par rapport à l’autre. Dès lors, il ne reste qu’une issue : croire sur parole Irénée qui affirme que ces croyances en un règne messianique du Christ sur la terre remontent au Christ lui-même, par la chaîne des traditions transmises par les presbytres.

Reste une question capitale, qu’il faudra bien résoudre avant même d’envisager une réflexion commune de Juifs et de Catholiques sur une eschatologie qui, dès lors que l’on aurait pris au sérieux et la canonicité éventuelle des vues d’Irénée et la légitimité théologique de l’attente juive d’un royaume messianique sur la terre, pourrait devenir une plateforme commune de réflexion et d’espérance interreligieuses. On la formulera en ces termes :

L’Eglise est-elle prête à admettre que la doctrine justinienne et irénéenne d’un royaume de Dieu sur la terre est apostolique et, par conséquent, orthodoxe ? Et si oui, acceptera-t-elle (au moins ad experimentum) de lever la mise en garde du Saint-Office (1941) à l’égard du millénarisme dit ‘mitigé’ – " on ne peut l’enseigner en toute sécurité " – laissant ainsi aux théologiens (surtout ecclésiologues et patrologues) toute latitude d’examiner cette doctrine avec toutes les ressources de la recherche moderne, étant entendu que soit sauve la " doctrine de vérité ", telle qu’elle est reçue dans l’Eglise ?

Il nous semble que, non seulement le dialogue entre Juifs et Chrétiens en serait vivifié, mais que la foi chrétienne elle-même y trouverait son compte, régénérée qu’elle serait par la prise au sérieux des avertissements néotestamentaires concernant l’imminence toujours actuelle de l’avènement de la Parousie, de nature à remettre radicalement en question une foi et une pratique religieuses dont l’incarnation excessive est plus proche de la compromission avec le monde, que de l’attente ardente de Jean le Baptiste et des mises en garde de Jésus .

Auteur : Menahem MACINA

© EBIOR  Dernière mise à jour : lundi 23 décembre 2002

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