La doctrine " millénariste " d’Irénée (II)

Le millénarisme

– Ensuite, Irénée glisse, sans transition, vers la justification de la doctrine – controversée, comme on l’a vu plus haut – de ce qu’on a appelé le Millénarisme, c’est-à-dire la croyance en un royaume terrestre du Christ avec ses élus, durant une très longue période, symboliquement fixée à " mille ans " par l’Apocalypse et d’autres courants de la tradition.. Et, comme c’est souvent le cas chez ce Père, cette justification se fait sur base scripturaire  :

Id., Ibid., V, 36, 3 (Id., Ibid.) : " C’est ce qu’on trouve déjà dans le livre de la Genèse, d’après lequel "la consommation de ce siècle" aura lieu "le sixième jour", c’est-à-dire la six millième année ;, puis ce sera le septième jour, jour du repos, au sujet duquel David a dit : "C’est là mon repos, les justes y entreront". ." 

– Et toujours sur la foi des Écritures, Irénée conclut ainsi son argumentation en faveur de sa foi millénariste  :

Id., Ibid., V, 36, 3 (= Id., Ibid.) : " Ce septième jour est le septième millénaire, celui du royaume des justes, dans lequel ils s’exerceront à l’incorruptibilité, après qu’aura été renouvelée la création pour ceux qui auront été gardés dans ce but. C’est ce que confesse l’apôtre Paul lorsqu’il dit que "la création sera libérée de l’esclavage de la corruption pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu". " 

L’expression " ceux qui auront été gardés dans ce but " évoque, elle aussi, plusieurs passages scripturaires :

" Pour toi, va, prends ton repos et tu te lèveras pour ta part à la fin [ou : dans la suite] des jours. " (Dn 12, 13). " Le reste laissé à Sion, ce qui survit à Jérusalem, sera appelé saint, : tout ce qui est inscrit pour la vie à Jérusalem […] Le Seigneur créera partout sur la montagne de Sion et sur ceux qui s’y assemblent une nuée le jour, et une fumée avec l’éclat d’un feu flamboyant, la nuit. " (Is 4, 3.5).. " Tous ceux qui invoqueront le nom du Seigneur seront sauvés, car sur le mont Sion il y aura des rescapés… et à Jérusalem des survivants que le Seigneur appelle. " (Jl 3, 5).. " Ainsi parle le Seigneur. Je reviens à Sion et je veux habiter au milieu de Jérusalem.. Jérusalem sera appelée Ville-de-Fidélité, et la montagne du Seigneur Sabaot, Montagne-sainte.. Ainsi parle le Seigneur Sabaot. Des vieux et des vieilles s’assiéront encore sur les places de Jérusalem : chacun aura son bâton à la main, à cause du nombre de ses jours. " (Za 8, 3-4).

– Et voici une nouvelle précision concernant les ressuscités qui régneront avec le Christ, sur la terre :

Id., Ibid., V, 35, 1 (= Irénée, Contre les Hérésies, p. 673) : " Toutes les prophéties de ce genre se rapportent sans conteste à la résurrection des justes, qui aura lieu après l’avènement de l’Antichrist et l’anéantissement des nations soumises à son autorité : alors les justes régneront sur la terre, croissant à la suite de l’apparition du Seigneur, ils s’accoutumeront, grâce à lui, à saisir la gloire du Père et, dans ce Royaume, ces justes accéderont au commerce des saints anges ainsi qu’à la communion et à l’union avec les réalités spirituelles. ." 

– Enfin, en une formule qui n’a jamais été dépassée, Irénée récapitule les deux étapes de la consommation du mystère du salut : l’instauration du Royaume messianique terrestre, d’abord, puis la vie du monde à venir  :

Id., Ibid., V, 36, 3 (= Id., Ibid., pp. 678-679) : " Et en tout cela et à travers tout cela apparaît un seul et même Dieu Père : c’est lui qui a modelé l’homme et promis l’héritage de la terre ; c’est lui qui le donnera, lors de la résurrection des justes, et réalisera ses promesses dans le Royaume de son Fils ; c’est lui enfin qui accordera, selon sa paternité, "ces biens que l’œil n’a pas vus, que l’oreille n’a pas entendus et qui ne sont pas montés au cœur de l’homme." [= la vie du monde à venir] ". 

La tradition juive est, sur ce point, étonnamment consonante avec ces vues irénéennes, comme l’illustrent les deux commentaires rabbiniques suivants :

1) TB Sanhédrin, 99 a : " Rabbi Hiya fils de Abba a dit, au nom de Rabbi Yohanan : : Tous les prophètes n’ont prophétisé que pour les jours du Messie, mais pour ce qui est du monde à venir, aucun œil, ô Dieu, n’a vu, excepté toi, ce qu’il accomplira pour celui qui l’attend. "

.2) Maïmonide, Épîtres, p. 174 : " Déjà le prophète [Isaïe] a expliqué que le monde à venir n’est pas atteint par les sens corporels.. C’est ce qui est écrit: "Jamais œil humain n’avait vu un autre Dieu que toi, agir de la sorte en faveur de ses fidèles", et les maîtres commentent cela : Tous les prophètes n’ont prophétisé que pour les jours du Messie, mais le monde à venir, aucun œil ne l’a vu, sauf toi, Dieu. ." 

A l’évidence, cette dernière citation, dans le contexte où la place Irénée, témoigne d’une prise au sérieux du schéma, trop souvent allégorisé, de l’Apocalypse. La victoire sur les impies conduits par l’Antichrist, la première résurrection, le royaume des justes avec le Christ, sur la terre des promesses, sont les biens des temps messianiques.. Irénée le confirme : il s’agit des promesses que " Dieu… réalisera dans le royaume de son Fils ". ,Et, comme nous l’avons vu, plus haut, cette royauté s’exercera sur la terre. Par contre, la transfiguration définitive de la création et de l’humanité – le " monde à venir " – n’adviendra qu’après la destruction de l’univers matériel, la résurrection finale de toute chair, et le jugement général, dont les deux derniers chapitres (21 et 22) de l’Apocalypse décrivent les modalités, dans le style propre à cet écrit.

Terminons cette évocation des conceptions d’Irénée concernant l’avènement des " temps du royaume " (équivalent de l’expression juive " yemot hammashiah = jours du Messie ") – qui, selon lui, doit avoir lieu en Terre Sainte, autour du Temple reconstruit –, par la citation de trois passages particulièrement frappants tant par leur littéralisme scripturaire, que du fait qu’ils se réfèrent expressément à la tradition des presbytres, en général, et à celle de Papias, en particulier. On y retrouve les deux stades de la consommation du mystère, évoqués plus haut :

Adv. Haer., V, 33, 2-4 (= Id., Ibid., pp. 665-667) : " Quel est, en effet, le centuple que l’on recevra en ce siècle [cf. Mc 10, 30], et quels sont les dîners et les soupers qui auront été donnés aux pauvres et qui seront rendus [cf. Lc 14, 12-13] ? Ce sont ceux qui auront lieu au temps du royaume, c’est-à-dire en ce septième jour qui a été sanctifié et en lequel Dieu s’est reposé de toutes les œuvres qu’il avait faites : vrai sabbat des justes, en lequel ceux-ci, sans plus avoir à faire aucun travail pénible, auront devant eux une table préparée par Dieu et regorgeant de tous les mets… C’est ce que les presbytres qui ont vu Jean, le disciple du Seigneur, se souviennent avoir entendu de lui, lorsqu’il évoquait l’enseignement du Seigneur relatif à ces temps-là. Voici donc les paroles du Seigneur : " Il viendra des jours où des vignes croîtront, qui auront chacune dix mille ceps, et sur chaque cep dix mille branches, et sur chaque branche dix mille bourgeons, et sur chaque bourgeon dix mille grains, et chaque grain pressé donnera vingt-cinq métrètes de vin. Et lorsque l’un des saints cueillera une grappe, une autre grappe lui criera : Je suis meilleure, cueille-moi et, par moi, bénis le Seigneur ! De même le grain de blé produira dix mille épis, chaque épi aura dix mille grains et chaque grain donnera cinq chénices de belle farine ; et il en sera de même, toute proportion gardée, pour les autres fruits, pour les semences et pour l’herbe… Voilà ce que Papias, auditeur de Jean, familier de Polycarpe, homme vénérable, atteste par écrit dans le quatrième de ses livres – car il existe cinq livres composés par lui. Il ajoute : " Tout cela est croyable pour ceux qui ont la foi. Car, poursuit-il, comme Judas le traître demeurait incrédule et demandait : Comment Dieu pourra-t-il créer de tels fruits ? – le Seigneur lui répondit : Ceux-là le verront, qui vivront jusqu’alors ". " 

Perspectives analogues dans l’Apocalypse de Baruch, XXIX, 5-6 :

" La terre aussi donnera des fruits, dix mille pour un. Chaque vigne portera mille sarments, chaque sarment portera mille grappes, chacune des grappes comptera mille raisins, et un raisin donnera un kor de vin. Et ceux qui ont eu faim se réjouiront et seront chaque jour spectateurs de prodiges. "

On trouve, dans la tradition rabbinique , des conceptions identiques concernant les Temps messianiques :

" En ces jours-là, il sera très facile à l’homme de trouver sa subsistance, car en travaillant peu, il obtiendra de grands résultats. Les Maîtres disaient: "La terre d’Israël produira à l’avenir des galettes et des vêtements de laine fine" – puisque les hommes diront lorsque quelqu’un trouvera les choses prêtes et toutes préparées "un tel a trouvé un pain cuit et des mets préparés" ; et la preuve est tirée de ce qui est dit : "Des fils d’étrangers seront vos laboureurs et vos vignerons", pour nous faire savoir qu’il y aura là semailles et moissons. " 

Retour à Irénée :

Ibid., V, 36, 2 (= Id., Ibid., p. 677) : " Tels sont, au dire des presbytres, disciples des apôtres, l’ordre et le rythme que suivront ceux qui sont sauvés, ainsi que les degrés par lesquels ils progresseront… le dernier ennemi qui sera anéanti, c’est la mort. Aux temps du royaume, en effet, l’homme, vivant en juste sur la terre, oubliera de mourir."

Autre parallèle rabbinique intéressant chez Maïmonide :

" En ces jours-là, il y aura une grande perfection, qui fera mériter la vie du monde à venir […] Le royaume [du Messie] durera très longtemps et la vie des hommes se prolongera également, car lorsque les soucis et les chagrins sont écartés, les jours de l'homme s'allongent […] Ce sera un homme complet, et il est de la nature de l’homme complet de ne rencontrer aucun obstacle à la résurrection de son âme et à la réalisation de l’existence qui lui convient, qui est le monde à venir. "

On ne peut s’empêcher de songer à l’expression de saint Paul (Ep 4, 13) : " …cet homme parfait, dans la force de l’âge, qui réalise la plénitude du Christ "

Irénée à nouveau :

Ibid., V, 36,1 (= Id., Ibid., pp. 676-677) : " Mais lorsque cette ‘figure’ aura passé, que l’homme aura été renouvelé, qu’il sera mûr pour l’incorruptibilité au point de ne plus pouvoir vieillir, ce sera alors " le ciel nouveau et la terre nouvelle" [cf. Is 65, 17]… Et, comme le disent les presbytres, " c’est alors que ceux qui auront été jugés dignes du séjour du ciel y pénétreront, tandis que d’autres jouiront des délices du paradis, et que d’autres encore posséderont la splendeur de la cité ; mais partout Dieu sera vu, dans la mesure où ceux qui le verront en seront dignes ". "

Ne peut-on voir ici un écho fugace de la parole attribuée à Jésus par l’évangile de Jean : " Dans la maison de mon Père, il y a de nombreuses demeures; sinon, je vous l'aurais dit; je vais vous préparer une place " (Jn 14, 2) ?

Synthèse

Qu’un Père de l’Église aussi vénérable en ait appelé à l’autorité des presbytres pour garantir l’orthodoxie de sa doctrine eschatologique – si proche, nous l’avons vu, des conceptions juives traditionnelles concernant les temps messianiques (= " les temps du royaume " chez Irénée) et le " monde à venir " (même expression chez Irénée) –, ne peut laisser la théologie indifférente. Il n’y aurait qu’incohérence, en effet, à créditer Irénée d’un rôle capital dans la régulation du dépôt de la foi et dans la transmission fidèle de la tradition apostolique, tout en le considérant, a posteriori, comme influencé par des conceptions peu dignes de foi, au motif qu’il a prôné une doctrine, discréditée ensuite par l’Église durant de longs siècles et jusqu’à notre époque.

Concernant le " monde à venir ", notons la consonance des conceptions juives avec celles du Nouveau Testament. En effet, Maïmonide résume, de manière succincte et fiable, la tradition juive concernant les Temps messianiques, qu’il appelle "les jours du Messie", et qu’il distingue du " monde à venir "  :

Dans le monde à venir, il n’y a pas de nourriture, de boisson, pas d’ablutions, pas d’onction, pas de rapports sexuels, mais les justes siégeront, la tête couronnée, et jouiront de la splendeur de la Shekhinah [la gloire de Dieu, telle qu’elle se rend présente aux hommes]. "

De son côté, le NT met dans la bouche de Jésus ces paroles : "Ceux qui auront été jugés dignes d’avoir part à ce monde-là [le monde à venir] ne prennent ni femme ni mari…" (Lc 20, 35) ; tandis que l’Apocalypse fait la description suivante : "Vingt-quatre sièges entourent le trône, sur lesquels sont assis vingt-quatre Vieillards vêtus de blanc, avec des couronnes d’or sur leurs têtes…" (Ap 4, 4).

Par ailleurs, le même Eusèbe de Césarée qui charge Papias pour mieux disculper Irénée, fait peu d’honneur au discernement de ce dernier en le considérant comme abusé par " l’ancienneté " du presbytre de Hiérapolis. On peut s’en étonner, d’autant que, dans les premières lignes du Livre V de son Histoire ecclésiastique, c’est sur l’évêque de Lyon qu’il fait fond, comme il l’écrit lui-même, pour " rapporter, au moment opportun, les paroles des antiques presbytres et écrivains ecclésiastiques, par lesquelles ils ont transmis par écrit les traditions venues jusqu’à eux au sujet des Écritures canoniques " ; et d’ajouter : " et comme Irénée est l’un d’eux, nous allons donc citer ses paroles. " (Hist. Eccl., V, viii, 1 = Eusèbe, SC 41, p. 35).

Enfin, il est vraisemblable que les " presbytres " auxquels se réfère Irénée pour justifier l’origine apostolique de ses conceptions terrestres et millénaristes du royaume de Dieu, sont les contemporains et les proches successeurs des Apôtres, même si, dans d’autres contextes, il arrive qu’il utilise le même vocable pour désigner des responsables de communautés ecclésiales, appartenant à la hiérarchie de l’Église de son temps. Et s’il n’est pas toujours évident qu’ils aient été des épiscopes –, il ne fait guère de doute qu’ils étaient réputés pour leur fidélité à la Tradition apostolique et la pureté de leur doctrine.

Auteur : Menahem MACINA

© EBIOR  Dernière mise à jour : lundi 23 décembre 2002

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