La doctrine d’un royaume millénaire du Christ est-elle orthodoxe ?

Unanimement considéré, tant par la tradition ecclésiastique que par la quasi totalité des théologiens d’aujourd’hui, comme l’un des premiers et des plus sûrs garants de la Tradition apostolique et l’un des plus illustres artisans de sa fixation et de sa transmission fidèle, Irénée a combattu, avec détermination et compétence, les conceptions délétères des divers systèmes hétérodoxes qui se réclamaient d’une tradition secrète (gnose), censée transcender l’enseignement des Apôtres parce que prétendument venue d’En haut. Pour prémunir ses fidèles contre la séduction de ces doctrines ésotériques, Irénée a composé un remarquable traité de l’authentique doctrine apostolique, dont l’Église s’est nourrie durant des siècles et auquel elle se réfère encore aujourd’hui. Et nul doute que la croyance en un règne terrestre millénaire du Christ avec ses élus, après la première résurrection, faisait partie de ce corpus doctrinal. Raison de plus pour s’étonner du discrédit dans lequel elle est tombée, depuis le IVe s.

Mises en garde contemporaines

Le cadre de cet article ne permet pas de tracer fût-ce un canevas de l’étude ex professo que mériterait cette difficile question. On se contentera donc de résumer, ci-après, l’essentiel du dossier canonique, en l’espèce de deux mises en garde contemporaines, toujours en vigueur, envers cette doctrine vénérable, qui fut – et est toujours, semble-t-il – orthodoxe, et qui, en tout état de cause, n’a jamais fait l’objet d’une condamnation formelle de la part de la hiérarchie catholique.

L’occasion d’une première mise au point officielle – nette, mais néanmoins nuancée – concernant cette croyance, fut la parution, vers la fin des années 30, de l’ouvrage d’un religieux chilien du nom de Lacunza, intitulé " Venue du Messie en gloire et majesté ". Le 22 avril 1940, Mgr Joseph Caro Martinez, archevêque de Saint Jacques, au Chili, adressait une lettre au Saint-Office, pour demander la conduite à tenir face à cette résurgence des doctrines millénaristes dans son pays. Cette instance lui répondait, le 11 juillet 1941, qu’elle approuvait sa réaction, et lui communiquait la décision officielle à ce sujet, prise en séance plénière, le même mois, et dont voici le texte :

" Le système du millénarisme même mitigé – à savoir, qui enseigne que, selon la vérité catholique, le Christ Seigneur, avant le jugement final, viendra corporellement sur cette terre pour régner, que la résurrection d’un certain nombre de justes ait eu lieu, ou n’ait pas eu lieu – ne peut être enseigné avec sûreté (tuto doceri non posse). "

Il n’est pas sans intérêt de lire un commentaire théologique de l’époque, dû au P. Silvius Rosadini, jésuite, et paru, en latin, dans la revue Periodica, déjà citée . Comme c’est l’usage en pareil cas, l’auteur – qui s’adresse surtout aux théologiens et aux clercs instruits – fait flèche de tout bois pour justifier le bien fondé du décret. Après avoir expliqué en quoi consiste le millénarisme et en avoir retracé les origines, il entreprend de le discréditer, lui déniant d’abord tout fondement scripturaire solide, et allant même – au prix de quelques entorses à la vérité des textes – jusqu’à nier que les Pères aient réellement accepté et propagé la doctrine telle qu’elle est traditionnellement connue.

Arrêtons-nous un instant sur la manière dont ce commentateur " se débarrasse " – le terme n’est pas trop fort – des deux plus grands témoins patristiques de l’orthodoxie du système millénariste : Justin et Irénée.

Voici d’abord ce qu’il dit de Justin :

" Saint Justin Martyr, en en appelant, de fait, à l’Apocalypse de Jean, met en avant, de façon plus déterminée que les précédents, un millénarisme spirituel, mais ajoute en même temps que beaucoup d’excellents chrétiens sont en désaccord sur ce point. "

Il est facile de démontrer que le jésuite en prend à son aise avec la réalité des faits. Rappelons, en effet, que le texte évoqué par le religieux réagissait à une question bien précise de Tryphon, son interlocuteur juif (réel ou fictif) :

Justin, Dialogue, 80, p. 228 : " Mais dis-moi, professez-vous réellement que cet emplacement de Jérusalem sera rebâti ? Que votre peuple s’y réunira et s’y réjouira avec le Messie, et en même temps avec les patriarches, les prophètes, les saints de notre race ?… "

La réponse de Justin permet de constater, à la lumière de l’interrogation antécédente de Tryphon, que le millénarisme professé par le philosophe chrétien était tout sauf " spirituel ", et que le fait qu’il ait admis honnêtement l’existence de divergences de vues entre bons chrétiens, à ce propos, ne signifie nullement qu’il ait remis en question sa propre foi en cette doctrine, comme le prouve d’ailleurs le texte suivant :

Id., Ibid., 80-81, pp. 228-230 : " Je ne suis pas assez misérable, Tryphon, pour dire autrement que je pense. Je t’ai déclaré déjà que moi-même et beaucoup d’autres avions ces idées, au point que nous savons parfaitement que cela arrivera ; beaucoup, par contre, même chrétiens de bonne doctrine, ne le reconnaissent pas, je te l’ai signalé […] Je suis d’avis qu’il ne faut pas suivre les hommes appelés chrétiens qui n’admettent pas cela […] Pour moi et les chrétiens d’orthodoxie intégrale, tant qu’ils sont, nous savons qu’une résurrection de la chair arrivera pendant mille ans dans Jérusalem rebâtie, décorée et agrandie, comme les prophètes Ezéchiel, Isaïe et les autres l’affirment. "

S’agissant d’Irénée, à présent, le commentateur du décret du Saint-Office prend, à l’égard de ses conceptions en matière de millénarisme, les mêmes libertés que celles dont il a usé à propos de la doctrine de Justin :

" Ensuite Irénée, à la fin de son livre " Contre les Hérésies ", défend cette opinion, l’autorité de Papias à l’appui, mais en un sens plus spirituel encore, et en posant avec plus de probabilité, que ce sera, non sur la terre telle qu’elle est maintenant, mais sur une terre nouvelle et des cieux nouveaux. "

Concernant l’allégation d’un prétendu " sens plus spirituel encore ", même un bref coup d’œil sur les nombreuses citations d’Irénée qui précèdent suffira à en démontrer l’inanité.

Quant à l’affirmation selon laquelle l’évêque de Lyon ne situerait pas le royaume millénaire " sur la terre telle qu’elle est maintenant ", un simple retour au texte permet de la démentir du tout au tout :

Irénée, Adv. Haer., V, 35, 2 (= Irénée, Contre les Hérésies, p. 674) : " Ces événements ne sauraient se situer dans les lieux supra-célestes, "car Dieu, vient de dire le prophète, montrera ta splendeur à toute la terre qui est sous le ciel", mais ils se produiront au temps du royaume,, lorsque la terre aura été renouvelée par le Christ et que Jérusalem aura été rebâtie sur le modèle de la Jérusalem d’en haut. ."

Il en est de même pour l’argument selon lequel Irénée situerait le royaume millénaire dans " la terre nouvelle et les cieux nouveaux " (l’univers entièrement spiritualisé). Irénée emploie bien cette expression, mais, comme le prouve ce qui suit, ce n’est pas au royaume millénaire qu’elle se réfère, mais à l’événement ultime qui succède à ce dernier : l’irruption du " monde à venir " :

Id., Ibid., 32, 1 ; 36, 1 (= Id., Ibid., pp. 672, 676) : " …les justes doivent d’abord, dans ce monde rénové,, après être ressuscités à la suite de l’Apparition du Seigneur [première résurrection, cf. Ap 20, 5-6],, recevoir l’héritage promis par Dieu aux pères et y régner ; ensuite seulement aura lieu le jugement de tous les hommes [cf. Ap 20, 11-12] 

Même conception chez Justin :

" Ceux qui auront cru à notre Christ passeront mille ans à Jérusalem ; après quoi arrivera la résurrection générale, et en un mot éternelle, pour tous sans exception, puis le jugement. "

Et Irénée de poursuivre :

" Mais lorsque cette "figure" aura passé, que l’homme aura été renouvelé,, qu’il sera mûr pour l’incorruptibilité au point de ne plus pouvoir vieillir, "ce sera alors le ciel nouveau et la terre nouvelle" [Ap 21, 1], en lesquels l’homme nouveau demeurera, conversant avec Dieu d’une manière toujours nouvelle. " 

L’avènement des cieux nouveaux et de la terre nouvelle aura donc lieu après " les temps du royaume ", selon la terminologie d’Irénée, ou après " la seconde mort " et l’avènement du " ciel nouveau et de la terre nouvelle ", selon la terminologie de l’Apocalypse (Ap 20, 6 et 21, 1).

Caractéristique de la méthode du commentateur est le jugement tranché qu’il prononce, après ce traitement, pour le moins arbitraire, de la doctrine des deux témoins patristiques majeurs de l’orthodoxie de la tradition d’un règne millénaire du Christ sur la terre, après la première résurrection et avant la résurrection générale et le jugement :

" Du peu que, pour être bref, nous avons dit sur le sujet, il apparaît donc avec clarté de quelle façon l’opinion millénariste n’a jamais posé chez les Pères des racines solides, de quelque façon que ce soit et de manière uniforme ; il est donc inutile d’en appeler à la tradition des Pères. "

Il reste que, si déficientes que soient les analyses historico-littéraires du religieux, il faut reconnaître qu’il formule, à l’appui du décret de 1941, d’autres arguments, théologiquement mieux fondés, concernant les problèmes et les obscurités inhérents aux conceptions millénaristes. En outre, sur le plan doctrinal, il faudra tenir compte du fait incontournable que l’Église, dans son enseignement ordinaire, n’a jamais donné droit de cité à ces dernières. Toute tentative de réhabilitation de la doctrine millénariste de Pères orthodoxes, tels Justin et Irénée, devra donc se mesurer au double caveat exprimé par le commentateur, en ces termes :

" Dans son livre à Dulcitius, Augustin donne bien la raison pour laquelle l’opinion des chiliastes [= millénaristes] n’a jamais été reçue dans l’Église : " à propos de la question par laquelle tu demandes s’il faut croire que, à la venue du Seigneur, ce sera bientôt le jugement, je pense que la foi du Symbole suffit, par laquelle nous confessons que le Christ viendra de la droite du Père pour juger les vivants et les morts ; puisque c’est la raison même de sa venue, que ferait-il d’autre dès sa venue, sinon ce pour quoi il est venu ? " Cela signifie que l’Église confesse ouvertement et clairement qu’elle ne connaît pas d’autre venue future du Christ dans le monde sinon pour juger, non pour régner ; elle-même, avertit Jérôme, connaît seulement deux venues du Christ, l’une dans l’humilité afin de subir la mort pour notre salut, l’autre en gloire pour juger les vivants et les morts. Cette foi explicite se trouve en réalité exprimée dans tous les Symboles les plus anciens […] Ainsi qu’il apparaît, cette réponse [le décret du Saint-Office de 1941] regarde en premier lieu et en soi la discipline externe de l’Église et de la vie chrétienne, mais pourtant le Saint-Office n’aurait évidemment pas décidé de décréter une telle interdiction s’il n’avait pas considéré que la doctrine elle-même également, à tout le moins n’apparaissait pas consonante, en bonne cohérence avec le reste des vérités de la foi ; en d’autres termes : si une telle doctrine ne peut être enseignée avec sûreté, cela indique que même la doctrine en soi n’apparaît pas sûre, bien que, directement, la réponse donnée ne le décrète pas à proprement parler. " 

Le décret du Saint-Office de 1941, évoqué ci-dessus fut confirmé par celui des 19-21 juillet 1944, paru dans les Actes du Saint-Siège :

" Ce n’est pas la première fois, ces derniers temps, qu’il a été demandé à cette Suprême Sacrée Congrégation du Saint-Office ce qu’il faut penser du système du millénarisme mitigé, qui enseigne que le Christ Seigneur, avant le jugement final, viendra de façon visible sur cette terre pour régner, la résurrection d’un bon nombre de justes ayant eu lieu ou non. La chose ayant donc été soumise à examen à la réunion plénière de la IVe férie [jeudi], le 19 juillet 1944, les Éminentissimes et Révérendissimes  Seigneurs Cardinaux préposés à la garde de la foi et des mœurs, après qu’eut eu lieu le vote des Révérendissimes Consulteurs, ont décrété qu’il fallait répondre que le système du millénarisme mitigé ne peut être enseigné sans danger (tuto doceri non posse). Et la Ve férie suivante [vendredi], le 20 des mêmes mois et année, notre Saint Pontife, le Pape Pie XII, par la divine Providence, dans l’audience habituelle accordée à l’Assesseur du Saint-Office, a approuvé cette réponse des Éminentissimes Pères, l’a confirmée et a ordonné qu’elle devienne de droit public. Donné à Rome, du Palais du Saint-Office, le 21 juillet 1944. ".

Pour conclure, si notre travail peut contribuer à une reconsidération ultérieure, fondée sur une étude plus historique  et théologique  que polémique, de l’orthodoxie originelle éventuelle de cette doctrine vénérable, dont le terreau judéo-chrétien n’a pas été suffisamment mis en lumière, notre labeur n’aura pas été inutile.

Auteur : Menahem MACINA

© EBIOR  Dernière mise à jour : lundi 23 décembre 2002

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