La doctrine irénéenne de la succession apostolique et de la tradition de l’interprétation scripturaire authentique

L’étude de l’Adversus Haereses d’Irénée révèle un aspect de la doctrine de cet éminent auteur, qui n’a pas fait l’objet d’études suffisamment approfondies. En effet, unanimement considéré, tant par la tradition ecclésiastique que par la majorité des spécialistes contemporains, comme le parangon de l’orthodoxie doctrinale et de la succession apostolique, Irénée n’en est pas moins le transmetteur et l’ardent promoteur d’une conception eschatologique qui, jusqu’à ce jour, n’a pas encore acquis pleinement droit de cité dans l’Église : l’établissement d’un règne millénaire du Christ sur la terre, après une première résurrection – celle des élus appelés à partager sa royauté à Jérusalem.

Or, cette doctrine – dont il faut bien reconnaître que, depuis le IVe siècle, elle a été l’objet, de la part de l’Église, sinon d’une condamnation, du moins d’une réprobation et d’une marginalisation qui ne se sont jamais démenties jusqu’à ce jour –, Irénée affirme qu’elle remonte en droite ligne, par la succession apostolique, à l’enseignement de Jésus lui-même.

Pour y voir plus clair, nous consacrerons un excursus à ce sujet. Mais auparavant, examinons l’enseignement d’Irénée concernant la succession apostolique.

Originaire d’Asie Mineure, Irénée a eu, dans sa jeunesse, le privilège d’entendre, à Smyrne, Polycarpe, l’évêque de cette ville, qui avait reçu l’enseignement de Jean, " lequel avait vu le Seigneur ". Devenu évêque de Vienne et de Lyon, en Gaule, vers 175, il est mêlé à des controverses ecclésiastiques qui divisent Églises orientales et Églises occidentales, sous les papes Éleuthère et Victor (175-199). Dans son œuvre, majoritairement dirigée contre le gnosticisme, il consacre tout son savoir et le meilleur de son énergie à la défense et à la prédication de l’authentique tradition chrétienne.

Faisant pièce aux gnostiques, qui appuyaient leur exégèse des Écritures sur des traditions secrètes et des spéculations ésotériques, Irénée affirme que la tradition authentique et sûre vient des presbytres et des Apôtres. Il affirme hautement qu’elle est conservée au grand jour dans les différentes Églises, grâce à la succession légitime des évêques que les Apôtres ont choisis eux-mêmes pour enseigner après eux. Il stigmatise ainsi ses contradicteurs :

Adv. Haer., III, 2, 2 (= Irénée, Contre les Hérésies, p. 278) : " Mais lorsqu'à notre tour, nous en appelons à la Tradition qui vient des Apôtres et qui, grâce aux successions des presbytres, se garde dans les Églises, ils [les gnostiques] s'opposent à cette Tradition : plus sages que les presbytres et même que les apôtres, ils ont, assurent-ils, trouvé la vérité pure, car [selon eux] les apôtres ont mêlé des prescriptions de la Loi aux paroles du Sauveur ; et non seulement les apôtres, mais le Seigneur lui-même a prononcé des paroles venant tantôt du Démiurge, tantôt de l'Intermédiaire, tantôt de la Suprême Puissance… "

Dans son autre ouvrage, Démonstration de la prédication apostolique , Irénée attribue la transmission de la foi aux " presbytres, disciples des Apôtres " (§ 3).

Selon lui, conservée de cette manière, cette tradition est partout une et identique, et elle est fondée sur la " norme de la vérité " (Adv. Haer., I, 9, 4 et passim), sur laquelle, à son tour, s’appuie l'enseignement de l'Église. Cette " doctrine de vérité " (Ibid., I, 10, 3 et passim), se dresse, sûre de sa légitimité divine et apostolique, face aux doctrines gnostiques qui distinguent un Dieu créateur et un Dieu rédempteur, et qui multiplient les émanations divines. Elle est la norme d’interprétation de l’Écriture (Ibid., IV, 32, 1). En tout état de cause, on ne peut trouver cette vérité que dans l’Église, et se séparer de cette dernière, c’est se conduire en hérétique et en schismatique.

Adv. Haer., IV, 26, 2 (= Irénée, Contre les Hérésies, pp. 278-279) : " C'est pourquoi il faut écouter ceux qui, dans l'Église, sont presbytres (eis qui in Ecclesia sunt presbyteris opportet obaudire) : eux qui ont la succession des Apôtres, ainsi que nous l'avons montré, et, avec la succession dans l'épiscopat, ils ont reçu le sûr charisme de la vérité selon le bon plaisir du Père. Quant à tous les autres qui se séparent de la succession originelle (qui absistunt a principali successione), quelle que soit la façon dont ils tiennent leurs conventicules, il faut les regarder comme suspects : ce sont des hérétiques à l'esprit faussé, ou des schismatiques pleins d'orgueil et de suffisance, ou encore des hypocrites n'agissant que pour le lucre et la vaine gloire. "

Irénée parle également des presbytres ailleurs que dans son maître-ouvrage Adversus Haereses. Dans une lettre adressée à un certain Florinus, et dont Eusèbe de Césarée cite un extrait (Hist. Eccl., V, xx, 7 ; cf. Eusèbe, SC 41, p. 62), il qualifie Polycarpe de " presbytre bienheureux et apostolique ". Dans la même lettre (Ibid., V, xx, 4 ; cf. Id., Ibid., p. 61), il évoque " les presbytres qui ont été avant nous " (hoi pro hèmôn presbyteroi), ce qui semble indiquer qu’il se considère lui-même comme tel.

Toutes les considérations qui précèdent sont classiques et ont été parfaitement intégrées par la tradition ecclésiastique subséquente. Elles ont d’ailleurs valu à Irénée un réputation méritée de champion de la doctrine et de l’orthodoxie chrétiennes, et ce n’est certainement pas un hasard si le Concile Vatican II se réfère à lui à quatorze reprises.

Synthèse

Il semble que l’on puisse se rallier à la conclusion de Jacques Fantino, dans sa thèse :

" Irénée a été formé par des presbytres issus du judéo-christianisme, en premier lieu, Polycarpe de Smyrne, C'est une des raisons pour lesquelles la théologie d'Irénée est très proche du judéo-christianisme dans sa manière de se référer aux Écritures, avec cette différence que, dorénavant, le Nouveau Testament a statut d'Écritures. "

Et il ne fait pas de doute que, comme l'affirme Benoît , Irénée a été marqué par des auteurs appartenant à la première époque du christianisme, comme Papias et Hermas.

Par " presbytres ", Irénée n'entend pas un ordre, ou une hiérarchie. D'ailleurs, il parle du " rang de presbytres " et non de l'ordre des presbytres. Suivons encore Fantino :

" L'enseignement baptismal consiste principalement à présenter les points essentiels de la foi à partir de passages des Écritures, commentés par les presbytres. Nous retrouvons la médiation de l'Église et de ses ministres que sont les Apôtres et leurs successeurs qu'Irénée appelle évêques ou presbytres. "

" Pour Irénée, comme pour les Pères du IIe siècle, les deux termes sont interchangeables et impliquent l'idée de succession apostolique . Comme Papias, il fait parfois allusion aux " presbytres qui ont vu et entendu " les apôtres et les disciples du Seigneur (cf. Adv. Haer., II, 22, 5 ; IV, 27, 1 ; IV, 32, 1 ; V, 33, 3 ; V, 36, 1-2). Ces presbytres, qui ne sont pas nécessairement tous évêques, ont un rôle éminent, parce qu'ils sont des témoins authentiques et directs de l'âge apostolique. "

Et le même auteur nous paraît avoir raison dans ses analyses lorsqu’il écrit :

" Aussi, vérifier la foi, c’est-à-dire la doctrine et sa transmission, revient à examiner les successions épiscopales (Haer 3, 3, 2)… Avoir la succession apostolique équivaut à posséder la tradition issue des Apôtres. "

Plus problématiques par contre, comme dit plus haut, sont les vues d’Irénée en matière d’eschatologie, que nous allons examiner maintenant.

Auteur : Menahem MACINA

© EBIOR  Dernière mise à jour : lundi 23 décembre 2002

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